Elle
danse dans le soleil sur le chemin, un petit panier à son bras. Dedans,
une pomme, du pain, du fromage, dansent à son rythme. Elle va à
l'école, pour apprendre. Elle aime ça, apprendre, et plus tard elle
aussi, elle sera maîtresse d'école. Alors, on lui dira « Madame », et
on l'estimera, parce qu'elle sera instruite.
Elle rêve, sur le
chemin de calcaire blanc éblouissant et sec du soleil déjà fort
d'avril. Elle a huit ans, dix ans, douze ans, et elle rêve. Sa vie, elle
la dessine au-dedans d'elle, et ça lui donne des ailes. Comme elle sera
intéressante, sa vie de maîtresse d'école, comme elle aura de la chance
! Elle ira danser à la Mairie le soir de la distribution des prix, elle
aura de jolies toilettes, elle ira au chef-lieu tous les ans pour
présenter ses « grands » au Certificat !
Elle rêve, et sa vie
se déroule comme un ruban chez la mercière, une vie de satin ondoyante.
Bien sûr, « on » la demandera, et elle se mariera, dans une belle robe
blanche. Elle aura des enfants, des enfants jolis et polis, pas des
galopins railleurs comme ceux des fermes du hameau, non, des enfants «
de ville », c'est ça qu'elle aura. Et elle danse son rêve, sur son
chemin d'écolière. Elle a l'âge des grandes espérances.
Seulement, il y a la vie. La vie, c'est pas comme dans les rêves. La vie
vous envoie traire les vaches quand on voudrait lire encore un
chapitre, la vie vous fait frotter le carreau, rincer les torchons....La
vie, qu'est-ce que c'est agaçant !!
Elle a quatorze ans, et
c'est la guerre. C'est aussi l'âge du Cours Supérieur, celui qui prépare
au Brevet, et après le Brevet, on peut entrer à l'Ecole Normale. Elle
rêve encore...Mais quatorze ans, c'est aussi la fin de l'obligation
scolaire. Il va falloir qu'elle « gagne », a dit le père. C'est la
guerre, et ses sœurs ont des petits qu'il va falloir nourrir....Ses
sœurs aussi, au même âge, ont dû « gagner », alors, il va falloir fermer
ses livres. Elle a le cœur bien gros...mais il n'y a rien à dire, quand
le père a parlé. Même la Maîtresse, même le Maire, n'ont pas pu le
convaincre !
Elle regarde son rêve qui s'éloigne sans elle sur
le chemin de soleil où elle dansait naguère. On ne l'appellera pas «
Madame ». Elle ne sera qu'un prénom : « Marie, avez-vous fait les
vitres ? », « Marie, as-tu « donné » aux poules ? ». Son avenir lui
fait peur, il n'y a pas d'issue. Elle frottera, ce sera son destin. Son
rêve s'étiole aux jours de grande lessive, son rêve se meurt au
quotidien. Elle ne danse plus que du balai et du torchon.
Les
années passent, et son rêve n'est plus que le soupir qu'elle pousse
quand elle repense à son enfance. Ses enfants se moquent d'elles, eux
qui ont pu apprendre. Elle est restée godiche, comme la gamine qui
rêvait tellement à sa gloire qu'elle n'a pas pensé à se garder de la vie
qui la guettait au passage....la sale vie, si différente de celle
qu'elle aurait dû avoir, de sa « vraie » vie....
Elle rêve dans
les romans de trois sous, elle rêve la vie des autres : elle ne peut
plus rêver la sienne. Pourtant, quelque part au fond d'elle est encore
une enfant qui dansa jadis, sur un chemin blanc de craie écrasé de
soleil, la joie de croire que la vie était pleine de promesses, une
Aventure à vivre.
Qu'elle est lointaine, cette enfant ! Il
semble qu'elle vienne d'un ancien Monde, d'un Temps si passé, qu'il
n'est que de la légende....Et elle sourit parfois, pour elle seule, avec
tendresse, à cette petite fille naïve qui espérait, et qui avait la
Foi. Ah, si on lui avait permis.....
Mais on ne lui a pas
permis, et elle non plus, elle ne s'est pas permis. On n'affronte pas la
parole du Père. Alors, comme on ne sait plus rêver, on devient Femme de
Devoir, plus ou moins résignée, et on jalouse celles qui se donnent
licence de suivre leur chemin : dévergondées ! Mais, en secret, parfois,
elle se dit qu'elle a été bien bête, bien peureuse, qu'elle aurait
dû....faire quelque chose, tandis qu'il était temps ! Après tout, elle
aurait pu la réussir, sa vie !
Seulement, jamais elle n'a osé,
puis un jour il était trop tard. Et sous la défroque de la Femme de
Devoir, danse, toute petite et oubliée, une écolière en tablier à
carreaux qui a eu, un jour, des rêves.
Qu'elle danse, cette
petite fille-là, qu'elle danse encore longtemps dans le soleil du
printemps !! Elle ne sait pas qu'elle est la seule consolation, et sans
doute la seule vérité, d'une très vieille dame rabotée par la vie, et
qui n'a jamais su trouver la serrure de sa cage. Anne des Ocreries - 7 mars 2013.
3 commentaires:
Ah la vache ! je suis scotchée, là....merci ! Oh, oui, merci ! je suis émue. Très.
c'est tellement tout ça... plaisir que de te lire enfin, encore.
;-)
Magnifique!
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