23/03/2013

Le goût du vivre


Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément. Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même. Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? 

Les Fenêtres - Charles baudelaire.

8 commentaires:

Mek a dit…

Ouaaais.
« Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? »

Tout est dit.

Laure K. a dit…

@Eric Mc COmber

J'aime ce poème en prose pour son regard au travers de...

Je ne suis pas forcément en accord avec sa fierté de souffrir avec la souffrance de l'autre.

Baudelaire invente des vies dans un geste un regard, avec presque rien, c'est ainsi qu'on écrit aussi des légendes qui n'ont rien à voir avec la réalité de l'autre en face de nous. Et ce peut être aussi beau.

Ce n'est pas ma démarche, présentement, mais j'aime beaucoup cette traversée imaginaire vers autrui, aussi.

alex-6 a dit…

"A travers les volets femés un peu de paix filtrait"
-Henri BARBUSSE-

Zoë Lucider a dit…

Toujours aimé les fenêtres éclairées où se profilent des êtres se déplaçant dans ce cadre. Forcément, on imagien.

Astrid Shriqui Garain a dit…

" Ce n'est qu'une femme occupée à tailler une large tranche de poésie dans le pain tout chaud des jours". Colette Nys-Mazure (Singulières et Plurielles).

Laure K. a dit…

@Alex

Oui, ce pourrait être en effet applicable au contexte de ce que je vois.

Laure K. a dit…

@Zoé Lucider
Les fenêtres cadrent les visages et les encadrent et les soulignent et leurs donnent cette distance parfois nécéssaire pour s'y projetter sans trop d'impudeur. Forcément, on imagine très bien puisque la fenêtre coupe aussi la vue au regardant et au regardé selon l'éclairage.
On ne se doute pas néanmoins à quel point se qui se dégage d'un visage peut transformer sa vision du temps.

Laure K. a dit…

@Astrid

Une belle tranche alors.
:-)

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