L'exil littéraire au féminin
par Nancy Huston
Si la langue est maternelle, materne-t-elle les femmes de la même façon que les hommes ? Comment les femmes viennent ou reviennent-elles à la mère, comment jouent-elles avec son corps et s'en éloignent-elles ? Que signifient leurs aller-retours, leurs vols planés dans la langue maternelle ? Où est la «chambre à soi» ? Qui est-ce, quelle femme est-ce, qui réussit à la trouver dans la maison de sa mère, à créer près de la source même de sa propre création ? Woolf a eu besoin pour écrire d'assassiner celle qu'elle appelait «L'Ange du foyer»...
On peut renoncer une fois pour toutes au toit familial, aux lieux de l'enfance, et se ré-engendrer ailleurs. Habiter un autre sol, laisser pousser d'autres racines, réinventer son histoire en rendant étrange le familier et étranger le familial. Soit en écrivant dans sa langue maternelle au milieu d'une langue étrangère (N. Berberova, M. Tsvetaeva...), soit en changeant de langue (N. Sarraute, J. Kristeva). «Vous l'avez entendu, dit celle-ci, je parle une langue d'exil. Une langue d'exil, cela étouffe un cri, c'est une langue qui ne crie pas.» Quelqu'un, toujours, semblerait-il, veut couper les ailes aux aspirations littéraires des jeunes filles. Empêcher leur envol. «Ma mère est devenue écriture courante», écrit Duras dans L'Amant. Et dans un rêve évoqué dans Les Yeux verts : «Elle m'a dit : "C'était moi qui jouais." Je lui ai dit : "Mais comment est-ce possible ? Tu étais morte." Elle m'a dit : "Je te l'ai fait croire pour te permettre d'écrire tout ça".»
«Si ma mère avait vécu, dit Tsvetaeva, sans doute aurais-je terminé le Conservatoire et serais-je devenue une pianiste acceptable, j'étais assez douée. Mais il y avait une autre chose, préordonnée, sans aucune commune mesure avec la musique et qui remettait celle-ci à sa juste place chez moi (...). Il y a des forces que, chez une enfant de cette nature, même une mère comme la mienne ne peut vaincre.» Sous-entendu : plus une mère est «bonne», plus elle aurait tendance (pas exprès, bien sûr, mais structurellement en quelque sorte, par son exemple de vertu, et parce qu'on voudrait ensuite lui faire plaisir plutôt que de faire œuvre) à étouffer le don poétique de sa fille. Partir, alors. Fuir. Détruire, dit-elle. A tongue called mother : là où l'homme s'efforcerait de transformer sa mère en langue, la femme ferait tout son possible pour transformer sa langue en mère ?
Nancy Huston (1988 / revu en 2013)
avec l'aimable autorisation d'Actes-Sud
Article du Journal Théâtre de L'Odéon
Dans le cadre de la série Exils, en partenariat avec France Inter : Marguerite Duras, Marina Tsvetaeva, Nina Berberova.
«Tout se passe, déclare Julia Kristeva dans un Entretien sur les femmes et l'art,
comme si une femme, dans sa compétition interminable avec sa mère,
avait besoin pour défier cette mère qui la met en danger dans les
rivalités d'identité, d'affirmer une autre langue.» Elle sait de quoi
elle parle, cette femme bulgare qui vit en France et écrit en français.
Moi aussi, anglo-canadienne de Paris, je sais de quoi elle parle, et je
le dis dans la même différente langue qu'elle. Sommes-nous à la même
place, dans le même déplacement linguistique, que Nabokov, Cioran ou
Beckett ? J'en doute.Si la langue est maternelle, materne-t-elle les femmes de la même façon que les hommes ? Comment les femmes viennent ou reviennent-elles à la mère, comment jouent-elles avec son corps et s'en éloignent-elles ? Que signifient leurs aller-retours, leurs vols planés dans la langue maternelle ? Où est la «chambre à soi» ? Qui est-ce, quelle femme est-ce, qui réussit à la trouver dans la maison de sa mère, à créer près de la source même de sa propre création ? Woolf a eu besoin pour écrire d'assassiner celle qu'elle appelait «L'Ange du foyer»...
On peut renoncer une fois pour toutes au toit familial, aux lieux de l'enfance, et se ré-engendrer ailleurs. Habiter un autre sol, laisser pousser d'autres racines, réinventer son histoire en rendant étrange le familier et étranger le familial. Soit en écrivant dans sa langue maternelle au milieu d'une langue étrangère (N. Berberova, M. Tsvetaeva...), soit en changeant de langue (N. Sarraute, J. Kristeva). «Vous l'avez entendu, dit celle-ci, je parle une langue d'exil. Une langue d'exil, cela étouffe un cri, c'est une langue qui ne crie pas.» Quelqu'un, toujours, semblerait-il, veut couper les ailes aux aspirations littéraires des jeunes filles. Empêcher leur envol. «Ma mère est devenue écriture courante», écrit Duras dans L'Amant. Et dans un rêve évoqué dans Les Yeux verts : «Elle m'a dit : "C'était moi qui jouais." Je lui ai dit : "Mais comment est-ce possible ? Tu étais morte." Elle m'a dit : "Je te l'ai fait croire pour te permettre d'écrire tout ça".»
«Si ma mère avait vécu, dit Tsvetaeva, sans doute aurais-je terminé le Conservatoire et serais-je devenue une pianiste acceptable, j'étais assez douée. Mais il y avait une autre chose, préordonnée, sans aucune commune mesure avec la musique et qui remettait celle-ci à sa juste place chez moi (...). Il y a des forces que, chez une enfant de cette nature, même une mère comme la mienne ne peut vaincre.» Sous-entendu : plus une mère est «bonne», plus elle aurait tendance (pas exprès, bien sûr, mais structurellement en quelque sorte, par son exemple de vertu, et parce qu'on voudrait ensuite lui faire plaisir plutôt que de faire œuvre) à étouffer le don poétique de sa fille. Partir, alors. Fuir. Détruire, dit-elle. A tongue called mother : là où l'homme s'efforcerait de transformer sa mère en langue, la femme ferait tout son possible pour transformer sa langue en mère ?
Nancy Huston (1988 / revu en 2013)
avec l'aimable autorisation d'Actes-Sud
Article du Journal Théâtre de L'Odéon
12 commentaires:
Passionnant ! Je suggère d'abandonner la mère pour rejoindre la langue du père où fille(s) nous nous retrouvons. Le mien a des accents, des intonations qui ravissent mon oreille, quoi qu'en dise ma mère. En musique, nous nous entendons. Sans oublier sa mère,ma grand-mère,qui lui a transmis une langue, un lait qu'il a bu et m'a transmis.
On ne naît pas mère. On le devient. Ce n'est pas un état naturel. L'enfantement lui est un acte naturel.
L'amour maternel relève de la rencontre, de l'échange.
Il naît d'un mouvement naturel. Il est tout simplement humain.
Le sentiment maternel relève de l'instinct, et cela que l'on ait porté ou pas l'enfant que l'on prend sous ses ailes.
Il est propre à toutes les espèces vivantes.
Faire croire aux femmes, et à l'ensemble du groupe, que l'amour maternel est une évidence c'est élever une fausse icône sur l'autel de la raison sociale.
C'est le poids de cette raison sociale qui culpabilise si fortement les femmes lorsqu'elles se trouvent en position de désamour face à leur enfant, au point qu'elles en perdent parfois jusqu'à tout sentiment naturel envers lui.
Cela provoque, invariablement chez l'enfant non aimé, un manque total de lisibilité en l'Autre.
Si votre enfant vous demande un jour « pourquoi tu m'aimes ? » ne lui répondez pas : « parce que tu es mon enfant ».
Répondez lui, tout simplement: « parce que c'est toi ».
Sinon, faites le patienter , un « je ne sais pas encore » vaut mieux que tous les « n'importe quoi» que vous tenteriez de faire germer.
On ne force pas la nature. Elle pousse là où elle se plaît.
Cela fera de votre enfant : un être plein et délié, et de vous : une parole sensée qu'il saura aimer puisqu'elle sera vraie.
Ce qui, après lecture, devrait donner une belle histoire qui, par tous les temps, tiendra la route.
Signé : une illettrée qui maîtrise (presque) - enfin- son alphabet.
Parfait illustration du bon "dressage" d'un autel :
"Ô l'amour d'une mère, amour que nul n'oublie ! Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie, Table toujours servie au paternel foyer ! Chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier !"
(Victor HUGO, Feuilles d'automne, I)
Et D. sait que j'aime Hugo...Mais il avait aussi un prénom...
Ce qui fait de lui un homme, et non une îcone.
@Frédérique
Trouver sa propre langue, sans père, ni mère ce serait pas un mal, toutefois.
@Astrid
J'aime comment Nancy Huston en parle, la langue de l'exil qui serait le décollement à la racine de la langue trop puissamment maternelle.
"on voudrait ensuite lui faire plaisir plutôt que de faire œuvre".
Toute rébéllion est donc définitivement inscrite. Fille ou mère, le détachement est à arracher inévitablement, on dirait bien.
Y a-t il d'autres possibles ?
@Astrid
D accord avec toi pour ce qui est de l instinct et sur le reste.
L'exil puisque que là est la question.
La langue de l'exil c'est toujours la langue de l'adoption.
L'adoption maternelle existe.
On peut être arraché à sa terre. Ce sera l'exil forcé. On ne perd jamais l'âme de cette terre. Et ce sera toujours, quelque soit la langue employée, le langage du retour.
Dans ce cas cette langue d'adoption il faudra la faire sienne.L'apprendre et la ré-apprendre pour en faire un passage. C'est ce que l'on peut trouver chez Chamoiseau par exemple, chez tous les auteurs et auteures caribéens.
Pour oeuvrer ils ont du effectivement se réapproprier la langue, s'arracher à son emprise pour re-trouver leur âme, leur langage.
L'exil peut être choisi, mais choisit on vraiment son exil, puisque l'ordre premier c'est la fuite, disait Girard?...
Dans ce cas la langue de l'exil serait bien celle de la fuite et donc d'une certaine clandestinité. Nouvelle langue adoptée, âme abandonnée? J'en doute.
La langue importe peu.
Le véritable exil qui se veut libérateur, ayant valeur d'émancipation, c'est le fait de choisir de tenir "autre langage" quelque soit le support ( écriture, peinture, musique, sculpteur etc).
S'extraire du pouvoir maternel, ne plus se "faire dire" et ainsi "laisser dire", mais faire son propre dire, et se laisser à dire.
Pour oeuvrer au plus juste, au plus vrai, non il n'y a pas d'autres choix possibles.
Le fils tue le père.Idée largement comprise admise aujourd'hui.
Reste : La fille tue la mère.... Idée restant à faire accepter à présent.
D'où le danger qu'il y a à ériger des îcones.C'est ce que je tentais d'expliquer plus haut.
Les îcones on les adore, on les vénère.On ne touche pas à la mère. La mère c'est la terre, la patrie, la reine de la ruche, tout ce que la raison sociale peut y mettre pour maintenir son ordre.
Pour brûler les îcones, il faut souvent une révolution.
Il était peut être là le premier combat.
Et non, nous n'aurons pas d'autre choix.
"trouver son alphabet" (Astrid), "trouver sa propre langue" (Laure), oui. "Tuer sa mère" devrait être prioritaire, en occident, en orient et au Sud. Les fils (certains), teigneux et critiques, se sont débarrassés du père, mais les filles sont toujours sous l'emprise de leur mère qui perpétuent la coutume. La société matriarcale a un tel pouvoir, fomenté, alimenté dans l'ombre des murs, des patios. En définitive, les pères sont bien plus libéraux que leurs épouses. Vous allez me tuer, j'assume. Ces femmes (mère et épouse) détiennent un tel pouvoir.
Plus les femmes manquent de pouvoir sur le monde plus elles deviennent des mères omnipotentes. Je t'aime beaucoup Frédérique, mais parler de société matriarcale, c'est juste un contre-sens. Quant à tuer père ou mère pour exister, c'est encore une mauvaise mythologie freudienne. Au contraire, inventer nos vies en dépit de nos origines, en cohérence / combat avec nos origines, c'est tout ce que nous pouvons tenter de réaliser, sans haine et sans violence. Nos parents, la plupart du temps ont fait de leur mieux.
Qui parle de haine, de violence ?
« Faire de son mieux » ne justifie en rien la pertinence de l'action.
Landru a eu le sentiment de faire de son mieux, l'Europe a durant plusieurs années le sentiment de faire de son mieux.
« Faire de son mieux » s'adresse toujours au bien être de celui qui « fait » et par forcément à l'adresse de celui qui subit.
On fait tous de notre mieux. Je suppose.
Mais en voyant chaque jour le nombre et l'importance des dommages collatéraux engendrés par le misérable sentiment qui consiste à « faire de son mieux », je me dis qu'il y a urgence à comprendre que l'on se doit de faire, de penser autrement.
Soyons toujours, constamment, exigeants avec nous mêmes.
Et n'ayons pas peur des mots. Tuer. Puisque c'est ce terme qui fait surgir les démons...
On aurait pu utiliser le terme abattre, déconstruire, déboulonner. Cela aurait faire plus propre, sans doute, plus politiquement correct. On abat un arbre, on déconstruit un temple, on déboulonne des statues, on tue quand cela se rapporte au vivant.
L'image de la mère est tellement « icônisée » qu'il devient presque inconcevable de la rendre vivante. De lui donner corps.
Aucune haine, aucune violence, seulement le devoir de libérer.
La liberté ne se gagne pas en donnant l'absolution.
La liberté pour « être » doit toujours livrer combat.
Quitte à nous faire tous tousser un peu.... Après, nous respirerons tous beaucoup mieux ! Particulièrement ceux, et celles qu'on asphyxie. Et je ne suis pas loin de penser que ceux qui leur refuse ce droit, eux, ne manque pas d'air.
@Zoé : oui, nos parents ont fait ce qu'il ont pu, à ne pas perdre de vue, à méditer. Je n'y comprends goutte chez Freud, n'ai aucune culture, ni savoir, en ce domaine. Je me permets de parler de "société matriarcale" parce que je l'ai vu en pratique. Bien évidemment, dans nos sociétés occidentales et à nos yeux, les femmes du Maghreb et en Afrique, sont des victimes. Elles le sont mais leur statut d'épouse, et assez vite, de mère, les rend omnipotentes. Et je les accuse de transmettre aux fils, aux filles, toutes les "dérives" dont elles ont tant souffert. Je persiste à penser que la mère détient tout pouvoir, tout changement, peut être à l'origine de la révolution.
@Frédérique, c'est bien ce que je dis : dans les pays où les femmes sont sous tutelle des hommes pour vivre, elles se créent leur empire à l'intérieur. Les femmes sont puissantes, c'est évident et confiner cette puissance au sein du foyer, ça leur donne tout pouvoir sur les corps et les esprits y compris sur leur mari qui est souvent "l'ainé des enfants" de la famille dans ce maternage.
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