19/06/2013

Messager


Un  extrait de Lettres à un jeune poète

 [...] Cherchez en vous-mêmes. Explorez la raison qui vous commande d'écrire; examinez si elle plonge ses racines au plus profond de votre coeur; faites-vous cet aveu : devriez-vous mourir s'il vous était interdit d'écrire. Ceci surtout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit; me faut-il écrire ? Creusez en vous-mêmes à la recherche d'une réponse profonde. Et si celle-ci devait être affirmative, s'il vous était donné d'aller à la rencontre de cette grave question avec un fort et simple "il le faut", alors bâtissez votre vie selon cette nécessité; votre vie, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, doit être le signe et le témoignage de cette impulsion. Puis vous vous approcherez de la nature. Puis vous essayerez, comme un premier homme, de dire ce que vous voyez et vivez, aimez et perdez. N'écrivez pas de poèmes d'amour; évitez d'abord les formes qui sont trop courantes et trop habituelles : ce sont les plus difficiles, car il faut la force de la maturité pour donner, là où de bonnes et parfois brillantes traditions se présentent en foule, ce qui vous est propre. Laissez-donc les motifs communs pour ceux que vous offre votre propre quotidien; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugaces et la foi en quelque beauté. Décrivez tout cela avec une sincérité profonde, paisible et humble, et utilisez, pour vous exprimer, les choses qui vous entourent, les images de vos rêves et les objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour appeler à vous ses richesses; car pour celui qui crée il n'y a pas de pauvreté, pas de lieu pauvre et indifférent. Et fussiez-vous même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n'auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s'affirmera, votre solitude s'étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres.

7 commentaires:

Blue a dit…

Oui !

Astrid Shriqui Garain a dit…

Nous n'écrivons pas « sur » la vie mais écrivons « de » la vie.
Comme nous vivons de l'air.
Alors nous écrivons de tout. Mais jamais sur tout.
Vivre sans écrire, c'est possible. Mais ce sera vivre autrement de soi, en l'autre et autrement de l'autre, en soi.
On vivra comme on pourra. On vivra peu. Suffisamment. C'est tout.
Comme on respire sans rien soulever, sans rien déplacer.
On respire toujours malgré soi, on n'a pas le choix.
Mais on peut avoir le choix de la route qui rythmera nos pas.
Choisir aussi les haltes, les carrefours, les plaines, les pentes, les bois, les allées.
On respire face au monde et forcément face à l'autre, et à soi.
C'est comme ça que l'on écrit ; de la vie, face à elle. Depuis soi vers elle, et d'elle à soi.
« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »Rainer Maria Rilke - Extraits - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)

Astrid Shriqui Garain a dit…

On ne peut pas faire autrement que d'écrire de la vie, de cette façon là.
On peut écrire de n'importe où . Puisque tout est devant nous. Et lorsque l'on sait qu'on ne pourra jamais mieux respirer que ça, alors on en respire , on en vit, on en écrit.
Peu importe le moment, le lieu. Peu importe pour finir l'écrit lui même. C'est le mouvement, apporté par l'élan, qui porte tout.
Rilke a décrit mieux que personne la respiration de l'écriture.
La respiration a un rythme, et il est possible de transmettre, ou de saisir ce rythme. Je le sais encore plus aujourd'hui. Cette symétrie qui peut naître dans un face à face. Soi face à l'autre. Ces minutes où l'on doit tenter de transmettre son rythme à l'autre. Beaucoup pour lui, un peu pour soi. En tentant, en espérant l'instant où le rythme deviendra commun.
L'écriture c'est ça. Les pulsations de l'écrit, c'est ça.

«  Entre mes mots et mes silences, mon cœur s’avance pour entendre tes mots et tes silences. Ne crains ni mes mots ni mes silences Ne redoute rien d’eux. C’est de toi que me parvient leur présence. C’est par eux que je respire de mon mieux Sache le. Moi, lorsque ton cœur s’avance,
Entre tes mots et tes silences Je ne redoute rien d’eux. J’en comprends toute l’importance
En te voyant respirer de ton mieux. »
Vivre sans écrire, c'est possible On vivra comme on pourra. On vivra peu. En espérant que ça suffira.

alex-6 a dit…

Je suis assez d'accord avec ces conseils de grand sage.Mais même si je n'avais pas de main je crois que je me débrouillerais encore pour écrire comme le font les artistes de la bouche et du pied.

Laure K. a dit…

@Hélénablue

oui,
non,
peut-être,
je ne sais pas,
ça dépend.



Laure K. a dit…

@Astrid

très beau Astrid, et juste.
Merci de tes mots, là.

Laure K. a dit…

@Alex

écrire sans mains... et ben ! Un programme qui promet d'étranges volutes.

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